Affaire c-547/16, Gasorba contre Repsol du 23 novembre 2017

Pascal WILHELM & Maud CENSIER, 18/12/2017

Contentieux indemnitaire des pratiques anticoncurrentielles

Le 23 novembre 2017, dans l’affaire C-547/16 Gasorba contre Repsol, la Cour de justice de l’Union européenne est venue préciser la portée des décisions d’engagements de la Commission européenne dans l’ordre national.

La Cour de justice a non seulement jugé qu’une telle décision n’interdit pas aux juridictions nationales de constater une infraction aux règles de concurrence, mais que le principe de coopération loyale et l’objectif d’application efficace et uniforme de l’Union imposent au juge national de considérer l’évaluation préliminaire de la Commission comme un indice, voire comme un commencement de preuve, du caractère anticoncurrentiel de la pratique en question.

Quel enseignement tirer de cette décision en droit interne ?

Cette décision de la Cour de justice de l’Union européenne intervient en réponse à une question préjudicielle présentée par la Cour suprême espagnole, dans le cadre d’un litige opposant les consorts Gasorba à la société Repsol quant à la validité, au regard de l’article 101 TFUE, de contrats de location d’une station-service, assortis d’une clause d’approvisionnement exclusif.

La Commission a ouvert une procédure d’infraction, sur le fondement de l’article 101 TFUE à l’encontre de la société Repsol. Au terme d’une évaluation préliminaire, elle a considéré que les contrats de distribution exclusive à long terme, dont ceux liant les parties en cause, soulevaient des préoccupations de concurrence, dans la mesure où ils étaient susceptibles de créer un « effet de verrouillage » important sur le marché espagnol du commerce de détail de carburant. En réponse à l’évaluation préliminaire, la société Repsol a soumis à la Commission des propositions d’engagements, qui ont été rendus obligatoires par la décision 2006/446/CE de la Commission, le 12 avril 2006.

A la suite de cette décision, les consorts Gasorba ont formé un recours contre la société Repsol devant le tribunal de commerce de Madrid, le 17 avril 2008, tendant, d’une part, à l’annulation des contrats de location litigieux sur le fondement de l’article 101 TFUE et, d’autre part, à l’indemnisation du préjudice résultant de l’application desdits contrats. Après avoir été déboutés de leurs demandes, les consorts Gasorba ont formé un pourvoi en cassation devant la Cour suprême espagnole.

Or cette juridiction a estimé qu’il existait des doutes quant à l’étendue de la compétence des juridictions nationales dès lors que les décisions d’engagements de la Commission ne se prononcent pas sur l’existence d’une infraction passée ou actuelle aux articles 101 et 102 TFUE. La Cour suprême espagnole a donc saisi la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle tendant à déterminer si une juridiction nationale peut constater la nullité d’un accord entre entreprises, sur le fondement de l’article 101 TFUE, lorsque la Commission a préalablement accepté des engagements concernant ledit accord.

A cette question, la Cour répond, d’abord, classiquement, que si la Commission peut se livrer à une simple évaluation préliminaire de la situation concurrentielle, sans que, par la suite, la décision relative aux engagements établisse s’il y a eu ou s’il y a toujours infraction, il ne saurait être exclu qu’une juridiction nationale conclue – à la différence de la Commission – que la pratique faisant l’objet de la décision sur les engagements constitue une infraction aux articles 101 ou 102 TFUE.

La Cour de justice justifie notamment cette solution par le fait que, si l’uniformité du droit de la concurrence de l’Union oblige les juridictions nationales à ne pas prendre de décisions qui iraient à l’encontre d’une décision de la Commission, les décisions d’engagements ne certifient nullement de la conformité de la pratique, qui faisait l’objet des préoccupations de concurrence identifiées dans le cadre de l’évaluation préliminaire.

En d’autres termes, pour la Commission, une décision d’engagements « ne saurait créer une confiance légitime à l’égard des entreprises concernées quant au fait que leur comportement serait conforme » aux articles 101 ou 102 TFUE.

Ensuite, et c’est là l’intérêt majeur de la décision commentée, la Cour de justice énonce que le principe de coopération loyale et l’objectif général d’une application uniforme du droit de la concurrence de l’Union imposent au juge national de considérer l’évaluation préliminaire de la Commission comme un indice, voire comme un commencement de preuve, du caractère anticoncurrentiel de l’accord en cause.

Probablement influencée par le courant favorable à l’action privée de la victime de pratiques anticoncurrentielles, ou private enforcement, la Cour de justice franchit un pas supplémentaire depuis l’arrêt Courage du 20 sept. 2001 (aff. C-453-99, Courage Ltd c/ Bernard Crehan), dans lequel la Cour affirmait le droit pour la victime de pratiques anticoncurrentielles d’obtenir réparation de son préjudice devant le juge judiciaire, sur le fondement de la responsabilité civile.

Il est vrai que la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014, récemment transposée en droit français par une ordonnance du 9 mars 2017 et une circulaire du 23 mars 2017, a introduit une présomption irréfragable ou preuve prima facie de faute civile, selon les cas, dans le cadre des actions dites « follow on ».

Mais cette faveur pour la victime est réservée aux constats d’infraction – faisant par ailleurs l’objet d’une décision définitive – par les autorités de concurrence nationales ou d’un Etat membre de l’Union européenne.

Dans tous les autres cas, et notamment celui d’une décision d’engagements dans laquelle par définition l’autorité de concurrence ne constate pas d’infraction, la victime doit donc supporter la charge de la preuve de la faute civile, outre l’établissement du préjudice et du lien de causalité direct avec la faute alléguée.

Conscientes de la charge probatoire des victimes de pratiques anticoncurrentielles et sans doute influencées par le nouveau dispositif européen, certaines juridictions françaises ont fait preuve de souplesse. C’est le cas du tribunal de commerce de Paris, dans l’affaire DKT/Eco-emballages et Valorplast du 30 mars 2015, dans lequel le tribunal a déduit des préoccupations de concurrence identifiées dans la décision d’engagements de l’Autorité de la concurrence l’existence d’une faute civile, de nature à engager la responsabilité de l’entreprise concernée. On suivra avec attention l’arrêt de la cour d’appel de Paris, attendu pour la fin de l’année.

Nul doute que la décision de la Cour de justice de l’Union européenne du 23 novembre 2017 sera appelée à être transposée en droit interne, dans le cadre des actions indemnitaires initiées par les victimes à la suite de décisions d’engagements, voire de décisions de mesures conservatoires, de clémence ou encore de transaction, dont la portée devant le juge judiciaire n’est pas pleinement tranchée et pour lesquelles souvent reste entière la problématique de l’accès au dossier.

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